Déni des cultures ou retour du vieux culturalisme ? (dossier)
6 10 2010 Hugues Lagrange et les éditions du Seuil ont réussi un beau « coup » médiatique. Depuis trois semaines, Le déni des cultures est le livre de sciences sociales dont on parle le plus en France. La quasi totalité des commentaires médiatiques célèbrent « un chercheur qui dérange », qui « enfreint un tabou » ou bien qui « nous sort enfin du politiquement correct ». Presque tous ne retiennent de son livre qu'un seul message : la Science prouverait qu'il y a bien un lien fort entre délinquance et immigration, certains disent même : un lien fort entre délinquance et polygamie.
Ah, la polygamie ! Voilà qui fait fantasmer bien des gens, prêts à en parler sans l'avoir jamais vue. L'affaire du « bidonnage » de l'hebdomadaire Le Point est symptomatique et les chiffres avancés par H. Lagrange sont contestables sur ce point (voir l'article d'Eric Fassin).
Ce livre est riche et mérite d'être lu attentivement. Mais au final, ce coup médiatique nous semble plutôt désastreux. H. Lagrange a beau s'en défendre en disant qu'on le comprend de travers et qu'il voulait surtout critiquer les conditions d'accueil des populations migrantes, le mal est fait. Au demeurant, comme l'a remarqué Thierry Leclère, on trouve un peu tous les arguments dans ses propos, ce qui n'aide pas à comprendre quel est son message fondamental. La revue Sociologie a publié récemment un débat intitulé précisément « Le sociologue dans les médias : diffuser et déformer ? », pour analyser les logiques et les difficultés de l'exercice. A sa lecture, notre collègue y aurait sans doute gagné en professionnalisme.
Sur le fond à présent, nous publions ici une série de réactions de chercheurs qui disent leurs désaccords avec notre collègue Lagrange et invitent à beaucoup plus de modération dans le maniement des « cultures », des « ethnies » et autres catégories déterministes que l'on pensait depuis longtemps dépassées en sciences sociales. Nous y ajoutons enfin d'autres textes permettant de revenir sur ce qui nous apparaît comme les véritables enjeux de fond.
Le texte de Didier et Eric Fassin a été publié dans Le Monde. Les textes inédits de Véronique De Rudder, Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart sont également des réactions « à chaud », après la publication de l'entretien dans le journal Le Monde le 14 septembre. Ils témoignent de la stupéfaction et de l'agacement ressentis sans doute par la plupart des chercheurs devant un usage du concept de « Culture » qu'ils considèrent comme dépassé, s'apparentant au culturalisme de la première moitié du 20ème siècle. Leurs réactions témoignent aussi de leur surprise devant la « mise en scène de soi » (comme nous disons en sociologie) qui est proposée à travers cette interview. En fait de « tabou brisé » ou de « découverte », ces réactions indiquent surtout que H. Lagrange est un travailleur solitaire qui méconnaît les travaux sur les migrations menés en France depuis plusieurs décennies.
Le texte de Véronique Le Goaziou résulte lui d'une lecture minutieuse du livre, et il vient mettre en cause le coeur de l'explication proposée par Hugues Lagrange, explication qui tourne autour de « l'excès d’autoritarisme des pères » dans les familles originaires de l'Afrique sahélienne.
Par ailleurs, nous avons ajouté trois textes qui éclairent le débat de fond sur la « surdélinquance des jeunes issus de l'immigration habitant les quartiers pauvres » sans tomber dans le culturalisme. Celui de Nicolas Duvoux montre comment les sociologues américains repensent aujourd'hui la question de la « culture de la pauvreté » à l'aide d'une conception plurielle et souple qui leur permet d'analyser les problèmes sans donner prise à la rhétorique conservatrice et xénophobe du « problème de la famille noire ». Celui de Martine Chomentowski prolonge son livre sur l'échec scolaire chez les enfants de migrants et souligne l'importance, pour bien le comprendre, non pas des rapports familiaux mais du passage de l'oralité à l'écrit. Nous reproduisons également un texte de Marwan Mohammed qui souligne l'importance de la taille des fratries dans les phénomènes de délinquance juvénile, facteur là encore ancien et nullement spécifique aux familles originaires d'Afrique sahélienne. Enfin, outre notre courte interview sur la question, nous nous efforçons d'actualiser régulièrement ce dossier avec les contributions nouvelles qui paraissent de temps à autre (n'hésitez pas à nous en signaler d'autres !).
Les textes de chercheurs :
- Misère du culturalisme, par Didier et Eric Fassin.
- La culture des immigrés et le « courage » des chercheurs, par Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart.
- Un pavé dans la mare ou les pieds dans la platitude ?, par Véronique De Rudder.
- Mon grand-père breton : un quasi « Africain sahélien » !, par Véronique Le Goaziou.
- Repenser la culture de la pauvreté, par Nicolas Duvoux (texte paru dans La vie des idées).
- Enfants de migrants à l’école, l’illusion de l’égalité, par Martine Chomentowski (texte paru dans La revue de santé scolaire et universitaire).
- Fratries, collatéraux et bandes de jeunes, par Marwan Mohammed (chapitre du livre M. Mohammed, L. Mucchielli, dir., Les bandes de jeunes. Des "Blousons noirs" à nos jours, reproduit avec l'aimable autorisation des éditions La Découverte).
Actualisation du dossier (suite des analyses critiques) :
- Le déni des cultures (retour) : les critiques d'une spécialiste des familles africaines.
- Du « déni des cultures » à la méconnaissance de l'immigration africaine.
Pour aller plus loin, quelques ressources scientifiques :
- La Revue européenne des migrations internationales.
- La revue Les Cahiers de l'Urmis.
- La revue Hommes & Migrations.
- La revue Migrations société.
- La revue Migrance.
- Le laboratoire « Migrations et société » (URMIS) du CNRS et des universités de Nice et Paris-Diderot.
- Le laboratoire « Migrations internationales, espaces et sociétés » (MIGRINTER) du CNRS et de l'Université de Poitiers.
- Le réseau documentaire sur les migrations internationales REMISIS.